24 heures sur Gleeden dans la peau d'Helena

Pour les besoins de cette "enquête", je suis donc Helena, 31 ans, bibliothécaire parisienne de son état. Helena est mariée depuis plusieurs années à Matthieu. Ce n'est pas qu'elle ne l'aime plus, mais depuis quelques mois, le feu de la passion s'est éteint. Pourquoi, comment, elle n'en sait rien. Il paraît que le sentiment amoureux ne dure que trois ans : un truc chimique à base d'hormones. En tout cas, c'est la première fois qu'elle s'apprête à tromper son mari. Elle a retourné la question dans tous les sens, c'est la seule façon de sauver son couple : toute Madame de Rênal a besoin de trouver son Julien Sorel. Alors la voilà sur le site de rencontres Gleeden, spécialisé dans les relations extraconjugales.
Orgasme et poésie
Sur la page de garde du site, une jeune femme blonde en robe rouge croque goulûment dans une pomme, rouge elle aussi. Un peu cliché mais pourquoi pas ? En deux minutes montre en main, Helena se crée un compte. En plus, c'est gratuit pour les femmes. Elle renseigne ses caractéristiques physiques et matrimoniales. Elle ne met pas de photos - et pour cause. Il faut bien garder une once de mystère. On lui demande où elle habite, ses préférences sexuelles : sextoys ou tendances dominatrices ? On va en rester au sexe "conventionnel". À 16 h 55 son compte est actif. On dirait un site de rencontres comme un autre, si ce n'est que sur un côté de l'écran défilent des classements de parfums supposés être portés par les gens qui trompent leur conjoint ou des classifications des différents types d'infidélité, de "kamikaze" à "libertin" en passant par "thérapeute" (?).
À 17 h 10, 18 personnes ont visité son profil et elle reçoit sept messages de la part d'hommes mariés, la quarantaine pour la plupart. Si Helena voulait de la poésie, la voilà servie : "Je t'offre un orgasme ? Un brin direct je reconnais", "Bonsoir, Billy*, soumis sans tabou", "Est-ce que ça fait partie de tes fantasmes de prendre un mec avec un gode ceinture ?" On est plus dans l'univers de Mme de Merteuil que dans celui des romans de Stendhal... Mais Helena n'est pas intéressée par ces hommes aux goûts douteux. La voilà même prise de doutes. "Est-ce bien moral de tromper son conjoint ?" demande-t-elle naïvement à l'un de ses courtisans virtuels. "Non, mais il faut bien satisfaire ses besoins", lui répond-il. "La plupart des femmes rencontrées ici sont-elles mariées ?", s'interroge-t-elle auprès d'un autre. "Presque toutes, pour vivre des sensations excitantes et uniques", lui assure un autre.
Le Vatican répertorié

(photo: tenue de soirée femme) Plutôt que de se démonter, elle en profite plutôt pour s'intéresser à la fonction recherche du site. Près de quinze paramètres sont programmables pour trouver l'homme qui saura la faire rêver. L'âge, la taille, l'ethnie, les revenus, la profession, le type de relation recherchée... Le tout dans près de 70 pays d'Europe, d'Asie et d'Amérique. Même le Vatican est répertorié.
Dans un rayon de 10 kilomètres autour de Paris, Helena tombe sur 28 membres susceptibles de correspondre à ses attentes : chauves et pauvres s'abstenir ; quitte à tromper son mari autant manger dans un restaurant chic avant. Deux célibataires et quatre séparés sont dans le lot, égarés dans ce flot d'hommes mariés ou en couple. On peut leur envoyer des cadeaux virtuels, mettre les plus glauques sur une liste noire et prendre des notes sur chacun dans un carnet supposé confidentiel.
Marché
Existe aussi la possibilité d'attribuer des qualités aux membres masculins. Les femmes cochent parmi une sélection de mots et celui qui emporte le plus d'adhésion, sera, comme pour une recherche Google, plus visible que les autres. Untel est "mystérieux", un autre "attentionné" quand un troisième est "sincère" ou "drôle". Pas de quoi signaler les gros lourds, mais il y a assez de détails pour bien faire son marché : une extension virtuelle - et sommaire - du domaine de la lutte... Helena remarque aussi qu'un onglet est prévu pour se déconnecter du site en urgence et revenir sur une page web inoffensive en cas d'irruption soudaine de son conjoint. Gleeden a décidément tout prévu !
Il est temps de passer aux choses sérieuses. Son profil enregistre 32 visites à 17 h 52 et culminera à 151 en une journée. À titre de comparaison, le même profil ouvert sur Meetic en parallèle n'a suscité que 14 visites en 24 heures. Il est donc temps de transformer l'essai. Ça tombe bien, un jeune Parisien vient de la contacter via le "chat" du site. Il n'est ni repoussant ni grivois, un peu plus de trente ans et travaille dans le milieu des arts. Les femmes qui ont déjà parlé (ou plus) avec lui le décrivent comme un être "attentionné". En une petite demi-heure de discussion, un rendez-vous est fixé pour une grenadine suivie éventuellement d'un petit passage à l'hôtel.
Un petit air de Lambert Wilson
La rencontre doit se faire à Montmartre, vendredi à 15 heures. Votre serviteur va donc retrouver Paul*, en couple depuis sept ans et inscrit sur Gleeden depuis six mois. Sûr qu'Helena n'aurait pas été déçue. Il est grand, bien fait de sa personne, plutôt sympathique. Un petit air de Lambert Wilson avec une barbe soigneusement taillée. Attablé à la table d'un café, il raconte ce qui l'a poussé à traverser Paris pour retrouver la belle Helena.
"Sans rentrer dans le détail, disons que j'ai envie d'être bon et reconnu dans ce que je fais et ce que je suis. C'est ce besoin de reconnaissance qui me pousse à rencontrer d'autres femmes", explique notre bourreau des coeurs. Rien de lié à une mésentente avec sa compagne ? "Non, je m'entends très bien avec elle, je n'ai pas du tout l'intention de m'en séparer." Mais alors, n'y a-t-il pas comme une contradiction dans la vie de ce membre de Gleeden ? "Si bien sûr. On m'a élevé avec les valeurs de fidélité et de vérité, et là je suis dans le mensonge." En fin de compte, il est peut-être mieux que la timide Helena ne soit pas venue à ce rendez-vous. Dans le panthéon des héroïnes littéraires, c'est en Madame Bovary qu'elle aurait bien pu finir.
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